Débuts dans le jeu de rôles, rémunération des auteurs, difficultés du travail d'indépendant, état du marché et du milieu : peut-on vivre du jeu de rôles ? Depuis quelques années, ce sont souvent les mêmes questions qui reviennent au fil des rencontres, des interviews et des conventions de jeu. Plutôt qu'une simple rétrospective émaillée d'anecdotes personnelles, j'aimerais profiter de cette biographie pour parler plus concrètement de mon métier et transmettre le flambeau à ceux qui rêvent d'en faire le leur. Car non seulement il y en a, mais je vais même les encourager.
10 ans. Pour la petite histoire, j'ai découvert le jeu de rôles en 1985 grâce à Dungeons & Dragons, Empire Galactique et les Livres dont vous êtes le héros. J'avais dix ans à l'époque, et j'étais loin d'imaginer la dimension que ces drôles de livres, ces "romans d'univers" sans véritable histoire, étaient capables de prendre une fois assis autour d'une table, entouré d'autres joueurs. Tout a commencé par une rencontre, la découverte d'un club, les parties chaque samedi, les chips et les gâteaux : premières créations de personnages, premiers fumbles, premiers points d'expérience, premiers donjons pour hauts niveaux... Le mal élémentaire était fait, j'étais devenu rôliste.
16 ans. Avant de devenir auteur, j'ai vaguement suivi quelques études de lettres à Reims, attiré par l'espoir d'y apprendre à écrire et rapidement dégoutté de m'être fait apprendre à lire. A cette époque, j'arrêtais lentement le rock et la radio pour me mettre aux platines et devenir DJ. En 1991, il n'y avait ni Internet, ni téléphone portable, et les free parties de l'époque étaient encore des "raves". Flyers à la sauvette, rendez-vous incertains, convois en file indienne sur des chemins de terre, bonnets fluorescents et silhouettes dans la nuit : on dansait, et le soleil se levait. Jeux de rôles d'un côté, soirées techno de l'autre, à croire que toute activité nocturne un tant soit peu épanouissante doit un jour faire les choux gras d'une presse et d'une télévision qui n'y comprennent rien.
19 ans. DJ la nuit, disquaire le jour, un avenir vaguement circulaire. On jouait chez Laurent à l'époque. Trois idées à la minute, des projets plein les cartons, des jeux plein l'étagère, et une idée de scénario Deadlands. On l'a écrit à quatre mains et envoyé à Casus Belli juste au cas où, sans trop y croire. Scénario accepté, stop. Publié dans le prochain, stop. Règlement dans deux mois, stop. J'ai démarré comme ça, en rejoignant l'équipe de Didier Guiserix, Pierre Rosenthal et Tristan Lhomme, avant d'être débauché par Benoît Clerc et Croc pour écrire dans Backstab. L'important dans les dominos, c'est de pousser le premier.
21 ans. Internet arrivait timidement, c'était l'époque des disquettes, des suppléments photocopiés envoyés par la Poste, des allers-retours mensuels pour Paris, Lille et Londres, et des problèmes de compatibilité entre PC et Mac. A force d'écrire beaucoup, vite et pour tout le monde, j'ai fini par convaincre que j'étais sérieux - c'était encore loin d'être vrai, mais ça m'a aidé à le devenir - et on m'a rapidement confié des scénarios plus longs, des pages de suppléments, du développement de background et quelques traductions. Shaan, Polaris, L5R, Nephilim, Dark Earth, INS/MV : pour peu qu'on soit prêt à travailler beaucoup, vite et pour tout le monde, il y avait encore suffisamment d'éditeurs, de gammes et de projets pour assister à la miraculeuse transformation des coups de téléphone en chèques. Accepter la commande, écrire, relire, rendre son texte et guetter fiévreusement sa boîte aux lettres en attendant son paiement. Je me levais à midi, j'écrivais, on me payait. C'est troublant, l'écriture. En y repensant, je me dis qu'ils devaient être sacrément bien alignés, ces dominos. Vivre de l'écriture ? J'y aspirais vaguement à l'époque, des envies de romans, de poésie, belles phrases et tranches de vie, mais c'est arrivé sans tambour ni trompette, par la petite porte, à force de pondre des signes comme d'autres font leurs gammes. On devient auteur comme on devient guitariste : en le faisant, pas juste en le voulant. Et pour y arriver, tout le talent, tout le style, toute la grammaire du monde ne suffisent pas : il faut de la chance, de l'acharnement et de l'humilité. On baisse la tête, on court, et tant que la douleur est encore supportable, on continue. Ecrire, ça fait mal au début, et c'est le début longtemps.
23 ans. Trois ans et quelques millions de signes plus tard, j'ai quitté Reims pour "tenter ma chance à Paris" et entrer chez Halloween Concept, pour y développer Prophecy et succéder à Croc en tant que rédacteur en chef de Backstab. L'époque où tout a été multiplié par deux. Les projets, les horaires, les coups de gueule, le nombre de signes et le montant des chèques, mais aussi les amis, les rencontres, la confiance. Le sentiment d'être à sa place. Nouveaux projets, nouveaux millions de signes, deux années tumultueuses, formatrices, surréalistes, et la page se tourne en claquant la porte. Direction le Yéti, fraîchement rachetée par Les Humanoïdes Associés et en quête d'un mercenaire pour développer l'adaptation des Métabarons. Une équipe à Paris, l'autre aux Etats-Unis, des bureaux, des gens partout, une vingtaine d'illustrateurs et douze mois pour transformer un univers de bande dessinée culte en jeu de rôles. Diriger un projet, imposer des plannings, faire travailler des gens, ça ne s'improvise pas : c'est douloureux. Motivant, formateur, jubilatoire et riche qu'on n'en peut plus d'apprendre, mais douloureux. Métabarons plus tard, Vermine est sur les rails : la même en mieux, que du bonheur, et le Yéti s'arrête. Alors au lieu de souffler, on baisse la tête et on se remet à courir, en travaillant de front pour le jeu de rôles, la presse spécialisée, le jeu vidéo, l'animation et la bande dessinée, plus quelques soirées technos dans les heures creuses, histoire de garder le rythme. L'écriture, c'est comme la musique. Question de rythme. Et la musique, c'est comme le vélo. Ca fait mal quand on tombe, mais ça ne s'oublie jamais.
30 ans (mars 2006). Douze ans plus tard, je suis auteur de jeux, scénariste de bande dessinée et directeur de collections au 7ème Cercle, en charge des collections jeunesse et des adaptations. Cinquante bouquins sur l'étagère, autant de projets sur le bureau, mais toujours la même impression qu'arrêter, c'est mourir. C'est troublant, l'écriture. On apprend sans s'en rendre compte, et quand on s'en rend compte, on a le sentiment de n'avoir rien appris. La ceinture noire du débutant. Des années à apprendre, à faire ses gammes, à se forger le poignet, juste pour se sentir prêt à apprendre autre chose. Est-ce qu'on peut vivre du jeu de rôle ? Bien sûr qu'on peut. On peut tout. Aussi sûrement qu'on peut vivre de la musique électronique, de la poésie ou du roman de genre : lentement, difficilement, avec de la chance et de l'acharnement, mais on peut. Comme tous les choix de vie basés sur une passion ou une trajectoire hors norme, sans ticket restaurant ni fortune familiale, vivre de l'écriture implique des sacrifices, du travail, des coups durs. Mais ça n'empêche pas que oui : on peut en vivre. A condition d'avoir essayé.
Ecoutez vos envies. Envoyez vos dossiers. Soumettez vos projets. Quand on a le courage de développer un monde, d'écrire un scénario ou de mettre en couleur une galerie de personnages entière, on a aussi celui de rédiger un mail et d'y joindre un fichier. Allez sur les salons. Rencontrez les auteurs. Montrez vos créations. Un projet refusé vaut mieux qu'un projet dans le tiroir. Recommencez. Essayez autre chose. Recommencez. Encore. Dix projets refusés valent mieux qu'un projet que personne ne lira. Acceptez les critiques. Défendez vos projets, pas votre envie d'être édité. Mettez l'ego dans un mouchoir. Regarder son nombril, ça n'aide ni pour écrire, ni pour dessiner. Il n'y a pas d'auteur au génie incompris, ni de conspiration des éditeurs sadiques. Si le projet est bon, il sera accepté. S'il est refusé, c'est qu'il n'était pas bon. Acceptez les critiques. Relisez-vous. Croire qu'on est déjà bon, ça n'aide pas à le devenir. Soumettez vos projets, des nouveaux, des différents. Poussez les dominos. L'important, c'est de commencer. L'important, c'est de faire, pas de vouloir.
Cette bio a été rédigée entre le 8 mai 2000 et le 8 mai 2009. Dernière mise à jour le 26 octobre 2009.